Un an tout juste après son remarquable premier essai discographique, Buyukberber Variations, où il explorait l’œuvre du clarinettiste turque Oguz Buyukberber, le compositeur italien Emanuele de Raymondi s’attache une nouvelle fois à l’univers d’un autre artiste, en l’occurrence celui du photographe Lorenzo Castore, avec qui il a collaboré pour ce nouveau EP. Placé sous le sceau de la mémoire, un thème récurrent chez De Raymondi, Ultimo Domicilio, d’abord reportage photo transformé en vidéo, avant d’être mis en sons, évoque cinq lieux situés en Europe et aux Etats-Unis, liés, d’une manière ou d’une autre aux notions d’exil ou de diaspora provoquée par les événements tragiques du siècle précédent. Lieux de souvenir, mais lieux de vie également, maisons de famille ou appartements, ces cinq domiciles (ou plutôt six puisque l’un des titres associe deux maisons, l’une à Sarajevo et l’autre à Mostar, comme deux témoins jadis opposés de la décomposition yougoslave) sont pour Emanuele de Raymondi l’occasion de tisser des lignes mélodiques tout en retenue et en mélancolie, dévorées par l’entropie du temps qui passe. Souffles, craquements, bruits concrets occupent ainsi l’espace autour des samples, des pianos et des cordes qui suscitent des images tantôt douces et confortables (« Fontenay »), tantôt nettement plus sombres (« Sarajevo », « Krakow », villes de génocides), ailleurs simplement poignantes (« Brooklyn »). Sans pointer du doigt l’évidence, Ultimo Domicilio parvient à susciter une émotion omniprésente, pareille à celle que l’on peut ressentir en contemplant de vieux clichés datant des périodes sombres de notre histoire, qu’elle soit personnelle ou non. L’idée que, oui, l’être humain a tout fait pour détruire son prochain, mais que, malgré tous ses efforts, même dans ces ultimes demeures, la vie a perduré, d’autres vies se sont épanouies. Une conclusion plutôt optimiste (l’appartement de « Krakow » étant celui où a vécu le photographe durant plusieurs années) pour un EP riche de multiples histoires.
Réunion inspirée de trois guitaristes ayant exploré, au fil des années, presque tout le spectre offert par leur instrument, The Darkened Mirror apparait comme un hommage, largement improvisé, à tout un univers chargé d’images mentales : celui de l’americana, d’un folk de poussière et de cactus qui sert ici de langage commun aux participants. Un contexte familier pour Tom Carter, qui s’y est si souvent plongé à travers ses disques, qu’ils fussent solo, collaboratifs ou sous les traits de Charalambides, mais que l’on retrouve également en tant que sujet d’étude de longue date chez Christian Kiefer, qui y a consacré romans, essais et albums. Et s’il est moins facile de replacer Tetuzi Akiyama, vétéran de l’improvisation japonais dans ce paysage, il est un peu comme ce personnage étranger égaré, que l’on retrouve en pleine campagne désertique à la descente d’un bus dans la quasi-totalité des road movies américains. Que le trio s’entende, d’un strict point de vue musical, cela ne fait aucun doute, et les deux faces du vinyle montrent bien la qualité d’écoute et de partage d’espace qui se fait entre eux, l’ensemble étant toujours parfaitement apaisé. Les guitares s’enchevêtrent avec délicatesse, entre pincements de cordes et glissés de doigts, laissent parfois de rares riffs, un violoncelle ou des ambiances variées se glisser par l’embrasure de la porte, accueillies comme naturellement dans l’ensemble. Confortable, chaud comme une soirée au coin du feu dans une cabane texane, The Darkened Mirror est un beau moment de collaboration amicale. Et si l’on aurait sans doute apprécié que le miroir s’assombrisse effectivement de temps à autres, que les pointes qui apparaissent de ci de là se fassent un peu plus acérées, on ne saurait bouder pour autant cette rencontre qui, à défaut de vraiment surprendre, a tout pour séduire. Unbekannte, le premier véritable album de Jason Grier, par ailleurs à la tête du label Human Ear Music est une œuvre étonnante. Non pas parce qu'il pousse plus loin que d'autres les limites de l'expérimentation, mais plutôt parce qu'il les soumet à un traitement pop, à moins que ce soit la pop elle-même qui devienne un sujet d'expérience de laboratoire minutieuse. Enregistré pendant un an au fil de séances semi-improvisées où il donnait des indications cryptique à ses musiciens, et se livrait à des tentatives osées telles qu'enregistrer un solo de cymbale d'une heure ou d'utiliser des amplis de guitare comme micro pour des infrabasses (aussi omniprésentes en définitive que quasiment indiscernables), puis finalement réduit à une colossale banque de samples, de matériaux bruts prêts à être retravaillés, Unbekannte s'est ensuite réellement construit autour de cette diversité de sources sonores et de climats. En prenant le parti de faire de chaque titre ou presque de son album, aussi radical qu'il puisse être, une miniature pop, Jason Grier déjoue ainsi avec brio toutes nos attentes. Car qu'il susurre à capella, mais avec un phrasé curieusement haché, une chanson innocente, qu'il accumule des strates de guitare acoustique ou de violon jusqu'à un bruitisme saturé, qu'il utilise en toile de fond des boucles décomposées tirées d'un antique disque de relaxation, qu'il disperse les fils mélodiques avant d'en faire une pelote inextricable sur laquelle viennent se poser des textes souvent chargés de double-sens ironiques, Jason Grier parvient, au fil de l'album, à mettre en évidence la menace tapie sous une apparente innocence. Unbekannte, c'est le requin qui rôde, prêt à dévorer les teenagers amoureux adeptes de bains de minuit, les barbelés dissimulés par l'herbe haute de la prairie au pique-nique, le drame quotidien et son envie d'en rire. Déstabilisant, au fil qu'il brouille les repères et se joue même de nos nouvelles suppositions (comme sur le diptyque Helen of Troy, plus ouvertement expérimental, où il utilise, en guise de paroles, un extrait d'un manuel sur la folie datant du dix-neuvième siècle, dans une glossolalie mêlant espagnol, allemand et anglais), Unbekannte est un album à découvrir autant qu'à étudier, à notre tour, en laboratoire, comme une forme de vie nouvelle et encore incompréhensible. Depuis quelques temps déjà, l’œuvre de Dominick Fernow est en pleine mutation. De sa participation au très new-wave Cold Cave aux nouvelles colorations, plus « dark ambient » que noise de Prurient, en passant par des mixes où il n’hésite pas à mettre en avant ses références electro-industrielles, le New-Yorkais semble, à l’instar d’autres artistes issus de la scène noise comme Pete Swanson ou Carlos Giffoni, avoir trouvé une échappatoire dans une instrumentation électronique, le plus bel exemple de cette renaissance sonore étant sans doute Vatican Shadow, qui baigne dans des sons synthétiques froids et répétitifs. De par ses choix thématiques centrés autour du Moyen Orient en guerre, Vatican Shadow évoque immanquablement Muslimgauze, les similitudes entre les deux projets étant d’ailleurs loin de se limiter à ces seuls aspects puisque l’on retrouve, chez Vatican Shadow, cette même manière de démarrer un morceau sans prévenir et de le couper tout aussi abruptement, comme s’il ne nous était simplement pas destiné, cette même répétitivité maniaque qui amène à la trance. Mais, là où l’œuvre de Bryn Jones, nourrie de ses obsessions et de sa réclusion, tournait en vase clos, ne se nourrissant que d’elle-même et des actualités en provenance du Moyen Orient, recyclant son propre matériau jusqu’à épuisement de tout potentiel narratif, celle de Dominick Fernow est bien plus ouverte et peut, comme sur Remember your Black Day, atteindre l’idéal point d’équilibre entre force et minimalisme, que ce soit dans la simple répétition de la plus restreinte des palettes électroniques : un rythme, une boucle (« Circumstances quickly became questioned »), ou dans l’inclusion d’un riff de guitare et d’une voix indéchiffrable, eux aussi bouclés (« Enter Paradise ») qui viennent périodiquement irriguer la machine. Proche ailleurs de la rigoureuse sécheresse rythmique d’un Sonar (« Not the Son of Desert Storm, but the Child of Chechnya »), autre projet qui ne cache pas l’influence déterminante qu’à pu avoir Muslimgauze sur son développement, Dominick Fernow ferme la boucle et réalise avec Remember you Black Day l’accord parfait entre industriel exigeant, techno aliénante et esprit noise. |
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December 2013
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