Une nuit couverte, dénuée d'étoiles, une lumière blême dessinant les coutours imprécis d'un nuage, des murs à la peinture écaillée, le vent qui souffle à travers des carreaux cassés, un vieux phonographe crachotant dans son coin, des livres entassés sous la poussière... autant d'images qu'évoque, au fil des écoutes, Sublunar, le premier album solo de Kane Ikin, par ailleurs moitié de Solo Andata, qui s'y livre à son goût pour les ambiances sourdes et mélancoliques. Délaissant volontairement la technique au profit de l'inspiration, Ikin joue avec le souffle des enregistrements, laisse flotter dans l'air des résonances, suscite des rythmes qui n'en sont pas vraiment et s'épuisent dans une bradycardie en manque d'air, enterre guitares, field recordings et soixante dix-huit tours sous une couche dense de souvenirs à demi oubliés, déjà dévorés par l'entropie de la mémoire. Comme tous les grands albums d'ambient, Sublunar ne se révèle pas directement, et sans doute même jamais totalement. Il faut l'approcher par la bande, sous un angle différent à chaque fois, se laisser distraire, puis happer, par une voix particulière, et la suivre sur son propre chemin, avant d'en rejoindre une autre. C'est ainsi, par cette navigation aléatoire, que s'apprécieront le mieux les paysages intérieurs ici convoqués, avec une telle indolente maitrise qu'on est pas prêt de les quitter.
Parmi les qualités premières d'un artiste, la capacité à évoluer, à enrichir son vocabulaire, fait sans doute partie des plus importantes. Inclinaison naturelle que l'on retrouve chez tout un chacun, celle-ci peut, dans certains cas, être provoquée plus brutalement par des circonstances extérieures auxquelles l'artiste doit s'adapter pour les dépasser. Ainsi, du deuil à la séparation en passant par les problèmes grave de santé, on ne compte pas les albums inspirés par ces « accidents de la vie ». Dans le cas de Saito Koji, c'est une catastrophe écologique qui est à l'oeuvre, puisque l'artiste, résidant à Fukushima, a du, d'une certaine manière, repenser sa vie face à la menace nucléaire proche et à des niveaux d'exposition aux radiations nocifs pour la santé. Enregistrés au cours de l'année écoulée, soit avant et après Fukushima, ces quatre sorties du netlabel Resting Bell sont ainsi autant de marqueurs temporels dans l'évolution d'une oeuvre. Music, par exemple, est typique de la production antérieure de Saito Koji. Des nappes longues, minimalistes et liquides, se superposent de manière discrète au fil de titres relativement longs (en amateur de durées rigides, Saito Koji y assemble trois titres de dix minutes et un de vingt). Pas de drame ici, peu d'accidents, mais plutôt une ambient profondément hypnotique qui n'est pas sans évoquer les meillleurs moments de Celer. Enregisté avant la catastrophe, Guide semble pourtant la préfigurer, et s'affirme comme l'un des albums les plus noirs du Japonais. Ici, les boucles vaporeuses cèdent le pas à des masses distordues et anguleuses, obtenues à la guitare (l'instrument initial de Saito Koji), qui atteint ici une densité impressionnante dans des morceaux ramassés sur eux-mêmes : huit fois trois minutes, ce qui est bien suffisant pour donner jour à un univers enténébré dont émane pourtant une grande paix intérieure, une aspiration à un idéal pas si éloigné que ça. Enregistré peu de temps après l'accident nucléaire, son jumeau Again, à la construction rigoureusement semblable, en est pourtant le presque opposé. Ici, le vent souffle sur les ruines, les boucles de guitare crachent une poussière âcre, se dispersent sous une lumière qui ne parvient jamais à percer, malgré les titres enjoués des morceaux (« Joy », « Magic », « Sunset »). Mais la vie demeure, et c'est sans doute tout ce qui compte. Et en un nouveau pas de côté, Saito Koji vient de rebattre à nouveau les cartes de sa création, en opérant un (presque) retour aux sources avec Sleepy, album d'une heure pour un seul titre, à nouveau marqué par la présence de la guitare, mais qui se fait ici luminescente, s'évase en lignes de fuites trompeuses, en perspectives truquées, la répétitivité de minuscules phrases mélodiques ouvrant la porte à des manipulations internes (ralentissements, retours en arrière, échos...), qui densifient le propos. Album du renouveau autant que du souvenir, Sleepy n'aurait sans doute jamais pu voir le jour si Saito Koji n'avait dû passer par ce lent processus de deuil, de survie et de réinvention créatrice. Sa lumière pâle n'en est que plus indispensable. |
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December 2013
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