Depuis sa création, le collectif marseillais Strings of Consciousness a toujours été une aventure ouverte. Ouverte aux participations et collaborations, qui se multiplient d'album en album. Ouverte aux fusions musicales parfois hasardeuses, le jazz, le rock et la musique expérimentale se répondant sans cesse, les machines et l'acoustique formant un terreau dense pour la voix. Ouverte à la surprise et à l'inattendu, qui guette à chaque détour (et ils sont nombreux) des morceaux. Pour ce second volet d'une trilogie inaugurée voilà cinq ans par The Moon is Full, Philippe Petit et Hervé Vincenti se sont entourés d'un casting vocal d'exception pour prêter corps aux multiples facettes de From Beyond Love. Ainsi, s'il revient à Julie Christmas (Made Our of Babies ) d'ouvrir l'album de ses intonations björkiennes sur des atmosphères rock obscurcies de violoncelle, Andria Degens (Current 93) joue sur la carte d'une lounge psychédélique virant au drame pour « Sleepwalker », tandis que Graham Lewis (Wire) se pose tout en douceur et en distinction sur les tempos jazzy de « Bugged ». Les choses se refroidissent carrément avec un « Finzione » porté par la voix lointaine de Cosey Fanni Tutti (Throbbing Gristle) surmontant un tapis de craquements et de dissonances cosmiques, avant que n'arrive la pièce de résistance de l'album, les dix-neuf minutes de « Hurt is Where the Home is » où les deux voix de Lydia Lunch et Eugene Robinson (Oxbow), plus proches du spoken words que du chant, déroulent un drame urbain sur un fond discret de piano, guitare, saxophone, percussions et machines. Musique de film noir engendrant ses propres images, From Beyond Love s'écoute et se regarde avec la même certitude : celle d'avoir trouvé un écran pour projeter nos nuits blanches.
Pour la plupart des compositeurs oeuvrant dans le champ des musiques minimalistes, la voix est une donnée difficilement approchable. Trop présente, trop versatile, elle est le plus souvent délaissée au profit d'ambiances purement instrumentales. Les deux artistes californiens Steve Peters et Steve Roden ne font pas exception à la règle, et s'ils se sont finalement décidés à poser leurs voix sur Not a Leaf remains as it was, c'est au terme d'un lent processus qui les a d'abord vu faire office d'arrière plan vocal pour la chanteuse Anna Homler il y a plus de quinze ans avant de chercher par tous les moyens à dépouiller la voix de ses attributions pour un éventuel album chanté. Il leur fallait tout d'abord écarter le problème du sens, des mots, et puiser ailleurs leur matériau sonore. C'est donc sur une série de poèmes japonais écrit par des moines sur leur lit de mort que le duo a donc fixé son choix, sachant que ni l'un ni l'autre ne parle japonais, et que ce sont des fragments du texte, sortis de leur contexte, traduits ou non, qui ont été sélectionnés et « chantés » par Peters et Roden lors d'un enregistrement en résidence de trois jours lors duquel ils ont – autre contrainte auto-imposée – choisi de ne pas recourir aux instruments électroniques. Il en résulte un album incroyablement fragile, presque miraculeux, où chaque mouvement, si infime soit-il prend de l'importance. Ici, les voix flottent en apesanteur, semblant éveiller sur leur passage des mélodies fines où un orgue, une guitare, un mélodica, des craquements de feuilles ou des percussions boisées émergent lentement du silence avant d'y retourner. Le temps d'un souffle, tout se pose, puis s'évanouit... Cela faisait longtemps qu'on avait pas entendu sensation plus pure. A l’instar d’un nombre sans cesse croissant d’explorateurs sonores, c’est à la guitare électrique que se consacre essentiellement le compositeur et architecte néerlandais Zeno van den Broek sous l’identité de Machinist. Mais, et c’est d’ailleurs souvent le cas, ce ne sont pas les capacités mélodiques de la guitare qui l’intéressent, mais bien plutôt ses possibilités texturales, son affinité avec le drone. Sur Of What Once Was,Machinist réunit deux longues pièces (respectivement de plus de vingt et trente minutes) unifiées par cette source instrumentale quasi unique. Avec « Mono Tone in D. », il rend ainsi un hommage à la « Symphonie Monotone » d’Yves Klein, une performance au cours de laquelle le plasticien avait fait jouer une note unique et soutenue à un orchestre de chambre pendant vingt minutes, avant de commander une durée égale de silence. Partant d’un principe proche, Machinist construit donc un titre sur une note unique, où seules les variations de résonance et de durée viennent agiter la surface, créer des micro-rythmes au sein de la pièce. Moins radicale, et nettement moins monotone que l’œuvre initiale de Klein, « Mono Tone in D » n’en reste pas moins un superbe moment de (dé)composition autour de la guitare. Improvisée en live, « Of What Once Was », seconde pièce qui donne son titre à l’album voit Zeno van den Broek agrandir sa palette puisqu’il ajoute à la guitare divers fields recordings et sons informatiques, et utilise principalement son instrument fétiche comme une caisse de résonance à travers laquelle transitent ces nouveaux éléments. Evidemment plus adapté au live, où les notions de spatialité et de physicalité prennent tout leur sens, « Of What Once Was » n’en demeure pas moins, réduit au seul CD, un vibrant paysage sonore se construisant peu à peu autour de nappes liquides et de collines grisâtres et érodées, frappées par le martèlement de la pluie, qui vont même jusqu’à parfois évoquer les climats mortifères du dark-ambient. Une œuvre exigeante, qui demande des conditions particulières (d’isolement, de météo, d’hygrométrie, sans doute) pour se révéler pleinement, mais qui offre dès lors un moment d’une grande richesse. S’il est sans doute, du trio fondateur de Raster-Noton, qu’il a formé avec Carsten Nicolai et Frank Bretschneider, celui qui est le moins réticent à reconnaitre l’influence de la techno sur son travail, Olaf Bender n’avait sans doute jamais été aussi loin dans son appropriation / hommage aux formes du beat séquencé que sur Symeta. Au lieu de le distiller en minuscules éclats comme il a pu le faire par le passé, il lui donne ici la place centrale, pratiquement la seule place d’ailleurs. Qu’il compose un diptyque énergique et rétro en diable qui donne l’impression d’avoir plongé dans des années 80 alternatives (« Topas » et « T-E-L-E-G-R-A-M-M »), s’empare du minimalisme berlinois en vogue pour lui redonner des couleurs qu’il n’a plus depuis quinze ans (« Opal ») ou qu’il tutoie l’EBM froide de la fin des années 80 lors d’une implacable trilogie (« Helix » / « Black Peace » / « Golden Elegy ») s’achevant sur un dub-industriel porté par la harangue du ténor Jan Kummer, Byetone parvient à chaque fois à s’en tirer haut la main sans y perdre au passage sa spécificité. Emporté par les rythmes puissants, les basses ronflantes, les attaques métalliques et les montées époustouflantes, on ne peut que plonger à pieds joints dans cet album où le corps, pour une fois, commande à l’esprit. Pour son second album, après un remarquable (trop court) Lichtung, qui nous proposait il y a trois ans la bande originale d'un spectacle de danse contemporaine, Yves De Mey semble avoir décidé de brouiller les pistes. En changeant de label, tout d'abord, optant pour Sandwell District, dont l'esthétique, bien que décalée, soit globalement tournée vers la techno et ses dérivations. En choisissant le vinyle ensuite, mais pour mieux jouer de ses contraintes, chaque disque de cette double livraison comportant une face 33 tours et une face 45 tours. Ces chausse-trappes surmontées, nous voilà prêts à apprécier Counting Triggers pour ce qu'il est : un superbe exercice de répétitivité minimale qui rappelle souvent les ambiances développées par Raster-Noton ou les sideprojects bouclés de Mika Vainio. Pourtant, ce qui sépare De Mey de ces références, c'est sans doute la nature de ses sources, puisque l'album a été réalisé sur des synthétiseurs analogiques et que les sonorités digitales y sont des plus discrètes. Organiques et hypnotiques, les six titres de Counting Triggers déroulent des constructions où les attaques de micro-éléments (« Particle Match »), côtoient les vastes espaces architecturés de résonances (« Whispering Strokes »). Une future référence à découvrir de toute urgence ! Premier volet d'une trilogie en cours intitulée « Extraordinary Tales of a Lemon Girl »,Oneiric Rings on a Grey Velvet est pour Philippe Petit l'occasion de se frotter une nouvelle fois à ses influences extra-musicales qui, de David Lynch à Shinya Tsukamoto n'ont de cesse de fournir le terreau sur lequel Philippe Petit fantasme et réinvente un monde qui, finalement, n'appartient qu'à lui. Ici, c'est à James Joyce, Lewis Carroll et aux gialli italiens qu'il rend hommage, livrant la B.O des aventures d'une Alice shootée aux hallucinogènes qui n'aurait traversé le miroir que pour se retrouver poursuivie par un tueur ganté et cagoulé dans un décor de rideaux rouges et de lumières blafardes. Comme toujours, il y a du drame, chez Philippe Petit, et la fille-citron du titre va en voir de toutes les couleurs dans des constructions menaçantes et inventives qui tiennent autant de la fantaisie victorienne décalée (mais après tout, le véritable Lewis Carroll ne nourrissait-il pas lui-même des goûts douteux envers les petites filles ?) que de la musique de film d'horreur, et nous entrainent dans un train fantôme qui ne s'arrête jamais et où tous les visiteurs (sauf vous ?) pourraient bien être morts. On a beau chercher, il n'y a guère d'équivalent à un album comme Oneiric Rings on Grey Velvetdans la production actuelle même si, par moments, la démarche de Philippe Petit pourrait faire penser à celle de Nurse With Wound dans ses moments les plus sérieux ou au Manorexia de J.G. Thirlwell. Reste à espérer, pour la Lemon Girl coincée dans ce cauchemar, que les deux volumes à venir lui offriront un certain répit, même si on aurait tendance à souhaiter – pour notre propre plaisir sadique – tout le contraire ! |
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December 2013
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